Du 19 avril au 8 mai 2016.
J'avais voulu mes précédents articles plutôt sympathiques, pas vraiment critiques et assez contemplatifs. Celui-ci dérogera nettement à la règle. Bienvenue dans le dessous des cartes du business de l'ascension d'un 8000 en Chine (et ailleurs...).
Le Shishapangma est le plus haut sommet du Tibet. Il se trouve au nord du massif du Langtang, proche de la frontière népalaise et culmine à 8026m. Son ascension devrait nous occuper un mois environ.
Le permis à payer pour un tel sommet coûte 5200$. Au Népal, le permis d'un 8000 est sensiblement moins cher (moins de 2000$, sauf pour l'Everest). A noter que pour ce prix, il n'y a pas de secours par hélicoptère possible... C'est interdit en Chine.
Chaque expédition a besoin d'une agence qui assurera son confort au camp de base (c'est très légitime). Même si le sommet est en Chine, toutes les expéditions passent par le Népal pour le réaliser : les agences sont toutes népalaises. Pour notre "camping" au camp de base, les tentes, la logistique, la nourriture, il nous en coûte 1800$. Ce n'est pas donné mais ça reste dans les limites du raisonnable.
Le chef de notre expédition est Claude Labatut, pyrénéen très expérimenté qui a déjà gravi trois sommets à 8000m (Broad Peak, Cho Oyu, Manaslu). Je rejoins son équipe pour ce Shishapangma. Contrairement à la majorité des autres expéditions, nous projetons de réaliser l'ascension sans porteur d'altitude, sans oxygène et sans guide professionnel.
Avec ces trois aides, une expédition au Shishapangma reviendrait à environ 20 000$. On s'en tient donc pour notre part à 7000$.
Pour l'Everest, avec guide, porteurs et oxygène, il faut compter environ 40 000$.
Nous atterrissons à Lhassa, la capitale du Tibet, le 19 avril. Pour rejoindre le camp de base du Shishapangma, à 650km de là, la CTMA (Chinese & Tibetain Mountaineering Association) nous impose un programme.
Au Tibet, on ne parle pas de liberté de circulation. Dawa, notre guide, nous accueille à l'aéroport pour nous emmener dans notre hôtel ****, imposé et obligatoire : 200$ / nuit. Il y aura 3 nuits au total, imposées à la dernière minute. Pas d'hôtel, pas d'expédition.
A Lhassa, nous visitons le Potala : c'est l'ancienne demeure du Dalaï Lama. Il l'a quittée en 1959 lorsque le Tibet s'est fait envahir par la Chine, pour s'enfuir en Inde.
Ce palais et ancien haut lieu spirituel du bouddhisme renferme de somptueuses sculptures et figures du bouddhisme. S'y trouvent aussi les sépultures des premiers dalaï lamas.
Mais ce n'est plus aujourd'hui qu'une coquille vide où s'entassent tous les jours en file continue des milliers de touristes (chinois pour la plupart). A une époque où le bouddhisme est riche et florissant, ce lieu, qui devrait être son apothéose, n'est plus qu'un parc d'attraction où la spiritualité a totalement disparue.
L'horreur.
Nous visitons l'après-midi le monastère du Jokhang, autre grand monastère de Lhassa, qui a subit le même sort.
Après presque un an à parcourir des régions bouddhistes somptueuses (et libres) au Ladakh, en Arunachal Pradesh ou au Népal, ces visites ultra touristiques et dénuées de sens font bien mal au coeur. Imaginons un Saint-Pierre de Rome d'où le Pape se serait enfui. Un vide culturel et spirituel pour tout un continent.
J'essaie vainement de demander à notre guide son avis sur la question. Il est tibétain. Il me répond qu'il n'a pas le droit d'en parler. Son rôle "officiel" ne consiste en effet qu'à nous emmener au camp de base mais il est très peu motivé. En quatre jours, il ne nous aura même pas demandé nos prénoms. Je n'insiste pas sur mes questions.
Nous passerons ensuite deux jours en voiture, le temps de s'acclimater entre Lhassa, à 3600m, et le pré-camp de base, dit camp de base chinois, à 5100m.
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Paysage tibétain menaçant. Comme un présage. |
A Tingri, à quelques heures de route du camp de base chinois, nous pouvons voir le Cho Oyu, un des trois sommets de 8000m qui se réalise depuis le Tibet (avec l'Everest et le Shishapangma). On voit très nettement à droite de la photo le Nangpa La, le col qui rejoint le Népal dans la région de l'Everest. Le passage de ce col, comme celui de quasiment tous les autres, est strictement interdit à la circulation.
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Le Cho Oyu. A droite, le Nangpa La. |
Nous voici enfin arrivés au camp de base chinois. L'endroit est splendide, le paysage comme nul part ailleurs : nous sommes à 5100m d'altitude, sur un plateau plat et aride... Et au fond, surgit comme par magie une grande montagne à plus de 8000m : le Shishapangma.
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Le camp de base chinois. Au fond, le Shishapangma. |
Nous retrouvons l'équipe népalaise qui gèrera notre camp de base. Il manque un convertisseur : nous ne pouvons pas recharger nos appareils électriques, dont nos téléphones satellites, la base de la sécurité... Durant toute l'expédition (qui sera courte, certes), nous devrons recharger nos appareils chez les expéditions voisines. Globalement, notre agence népalaise aura accompli un travail franchement moyen.
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Toute l'équipe : François, Frédéric, Gaël, Claude et moi-même. Au fond, le Shishapangma. |
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Plateau tibétain |
Pour notre acclimatation, nous restons deux jours à ce camp chinois. Nous en profitons pour grimper sur une colline d'où le Shishapangma se dégage superbement.
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Le Shishapangma et ses quelques satellites |
Claude et François en profitent pour une séance de rasage !
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Séance rasage |
Il est maintenant temps de partir pour le camp de base, à 5700m : une bonne journée de marche.
Nos affaires seront transportées par yaks jusque là-bas, aux pieds des montagnes. Nous avons 900kg de matériel.
Tout cela paraît bien bucolique mais les histoires de gros sous recommencent. Nous avons une sorte de "forfait" yak mais on nous affirme que les yaks ne peuvent porter que 40kg chacun... Une belle arnaque. Chaque yak au-delà du forfait nous coutera 200$ ! Chaque sac est minutieusement pesé, et après une nouvelle arnaque sur le poids total, tout le monde peut partir. Les yakmans (ou les autorités chinoises...) se seront mis au passage 2000$ dans la poche (c'est-à-dire 200 fois le salaire mensuel moyen népalais)... pour cinq heures de marche. Au bout du compte, on négociera avec l'agence qui nous en paiera la plus large partie. Mais que d'emmerdes... et quelle tristesse.
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Les yaks, bien peureux ! |
Après sept heures de marche (on se trompe un peu de chemin !), nous arrivons au camp de base, à 5700m. Une expédition suisse y est déjà présente et en attendant que nos yaks arrivent et que nos tentes soient installées, nous nous invitons sous leur tente.
Après quelques minutes, ils nous apprennent que deux de leurs équipiers sont morts la veille, dans une chute en crevasse, sous le camp 1, à 6300m. Une cordée de 50m de trois personnes, a cassé un pont de neige, découvrant une crevasse gigantesque et s'est évanouie dans celle-ci. Un accident rarissime car il est extrêmement peu probable qu'une si longue cordée chute toute ensemble dans une crevasse. Un seul des trois équipiers, le guide suisse de l'expédition, a miraculeusement survécu. C'est d'ailleurs lui qui nous narre l'épisode. Il nous dit que le glacier est très dangereux.
Toute l'expédition est extrêmement choquée. Nous aussi.
Aux dires de mes compagnons d'expéditions, les accidents, graves ou mortels, sont monnaie courante sur les hautes expéditions himalayennes. Il y en eu sur presque chacune de leurs expériences passées.
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Le camp de base |
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Le camp de base. Gaël indique le sommet ! |
Nous n'avons pas mille solutions devant nous : il nous faut aller voir de nous-mêmes en restant très prudents sur le bas du glacier.
Nous joindrons nos efforts avec une expédition suédoise comprenant deux équipiers et deux sherpas (les porteurs d'altitude népalais) afin d'emporter le maximum de cordes à ce niveau et sécuriser le glacier du mieux possible.
Le temps de nous acclimater et de monter tout le matériel et la nourriture, il nous faudra cinq jours pour prendre pied sur le glacier. Nous constituons un camp dépôt au pied de celui-ci.
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Sur la route du camp dépôt |
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Le tri de la nourriture |
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Vue de l'itinéraire depuis le camp dépôt. |
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Camp dépôt, au petit matin. |
Lors d'une de ces rotations entre camp de base et camp dépôt, nous montons, avec Fred, sur une bute, à 6400m. Nous y avons une vue imprenable sur tout notre itinéraire à venir (ou pas...) et le sommet.
Par ailleurs, tout le monde est en forme, il n'y a pas de problème majeur d'acclimatation, un peu moins d'appétit par moments, ou quelques maux de tête, mais rien de très méchant.
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Superbe vue sur le Shishapangma depuis le petit sommet à 6400m. |
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Le bas du glacier du Shishapangma |
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Le Shishapangma et son très long glacier. |
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Un glacier survivant de la sécheresse tibétaine |
Avant de remonter prendre pied sur le glacier (ce qui doit être le "vrai" début de l'expédition), nous faisons la traditionnelle puja, la cérémonie bouddhiste qui précède chaque expédition sur un haut sommet. Notre aide cuisinier est moine, c'est lui qui nous offre cette cérémonie.
Il invoque le dieu Shishapangma de nous être favorable. C'est un beau moment.
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Puja |
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Puja sous les flocons |
Avec nos camarades suédois, nous partons enfin le lendemain sur le glacier. Les 200 premiers mètres sont sans souci majeur, mais alors que nous arrivons au niveau des cordes fixes de l'expédition suisse, des trous béants commencent à s'ouvrir. Les suédois iront laborieusement un peu plus haut que nous, jusqu'au lieu de l'accident. Crevasse gigantesque, infranchissable. Nous ne sommes qu'à 6300m, même pas au camp 1, et d'après nos sources, la suite de l'itinéraire est plus crevassée encore.
Cet hiver a été particulièrement sec sur les montagnes tibétaines (et himalayennes en général) et le glacier n'est pas du tout en condition ce printemps : il y a bien trop peu de neige.
Le Shishapangma est une montagne assez peu gravie mais nous n'avions jamais eu un retour si catastrophique de précédentes expéditions. Est-ce donc une anomalie cette année ou un nouvel état qui perdurera dans les années à venir ?
Clap de fin pour tout le monde. On n'a pas encore commencé que c'est déjà fini.
Une expédition australienne arrivée une semaine après nous aura à peu près la même stratégie : aller voir, constater,... puis renoncer.
Pour notre part, on démonte tout, on jette la moitié de notre nourriture, on donne l'autre moitié aux chinois. Beau gâchis.
Et on redescend.
Au-delà de toutes les critiques que j'ai pu formuler plus haut sur les coulisses de l'expédition, cela reste une grande déception. La préparation avait été intense et prenante, Claude, en expérimenté chef d'expédition, s'étant chargé (et bien chargé) de la majorité de la logistique, de la nourriture...
L'ambiance entre nous était bonne, nous étions tous bien en forme et les camps d'altitude promettaient de beaux moments. Quand à l'ascension finale, ce doit sûrement être une expérience exceptionnelle. Cela aurait été un grand moment. Mais notre choix fut le bon, il n'y a rien à regretter.
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Gâchis total. |
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Fred, mon très sympathique camarade de tente... et d'hôtel **** |
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Notre cuisinier, Tilé, et l'officier de liaison, un chinois sympathique |
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Patrick Mattioli, Jon David Johnson, décédés le 24 avril 2016 sur le Shishapangma. |
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Le yak nous tire la langue. Il a bien raison. |
Il a bien raison parce que cette expédition n'aura rien eu à voir avec la beauté de mes précédentes expériences, au Groenland, au Spitzberg, en Alaska, pour lesquelles le plaisir était omniprésent, depuis l'organisation, sans agence, simple, drôle, déjà pleine de découvertes, jusqu'à l'expédition en elle-même, nature, sans gros sous et sans ce danger omniprésent qui rôde.
J'en reparlerai dans un prochain article mais je pense qu'il y a, en Himalaya, un véritable problème avec les permis et le lobby des agences qui nuit très gravement à l'aventure... et à la liberté.
La vraie aventure a un prix, et ce prix, c'est la gratuité et la simplicité.
La messe est dite, plus jamais ça.
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Des gros sous |
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